Article initialement publié le 28/10/2010 sur Numericity.fr

 

Dans les forums français (mais on peut présumer européens voire occidentaux), nous pouvons constater que la question de l'allure des héros de jeux vidéo venus du Japon pose parfois problème dans la perception qu'en a le joueur et sa volonté de vouloir l'incarner. Il suffit de consulter le fil de quelques uns pour s'en rendre compte (comme ici, , où encore ici... d'une autre façon). Les standards de l'idéal masculin, en particulier, semble être raillés. Mais qu'est-ce qui explique que le héros de jeu vidéo japonais tend vers un idéal si différent de celui des jeux vidéo occidentaux ? Nous nous proposons de donner une clé.


Deux archétypes opposés de la masculinité

Nul besoin d'approfondir outre mesure pour déterminer rapidement les différences qui existe entre les mâles de jeux vidéo occidentaux et ceux présents dans les jeux vidéo Japonais. L'un comme l'autre jouent sur la corde des archétypes. Les jeux vidéo occidentaux présente souvent des hommes forts, musclés et virils, les cheveux courts ou bataillant au vent, avec une barbe de cinq jours, en pleine force de l'âge ou même plus âgés encore, expérimentés. De l'autre, nous pouvons voir des jeunes hommes, généralement des éphèbes, se pavaner avec de longues mèches effilées parfois décolorées ou teintes, longilignes, prêtant une attention toute particulière pour leur style vestimentaire, à la recherche d'une stylisation de leur apparence et n'hésitant pas à montrer un peu de leur peau, comme pour tenter de séduire. Pour coller une image facile en guise de schématisation, nous avons Marcus Phenix de Gears of War d'un côté et Tidus de Final Fantasy X de l'autre.
Ce processus de design semble conscient. En effet, lorsque des développeurs et des éditeurs nippons cherchent à conquérir un marché occidental (généralement celui des États-Unis), le héros cadre parfaitement. Ainsi, Capcom, en plein processus d'occidentalisation pour trouver son salut crée des héros directement destinés pour le public américain. C'est ainsi que nous pouvons retrouver Chris Redfield de la série Resident Evil 5 particulièrement musculeux, enveloppé dans un uniforme militaire (petite parenthèse : même Sheva Alomar, la coéquipière, entre particulièrement dans le cadre des exigences de la beauté idéale du public occidental. Mis à part une peau mate, elle ne partage aucune autre caractéristique physique des Noirs ou des métisses, même si elle servira de fantasme de la belle sauvage. Cela fait penser aux premiers acteurs Noirs à Hollywood qui étaient en réalité des Blancs peints en noir. Mais ceci est un autre débat). Autre exemple intéressant, celui du duo Solid Snake/Raiden dans le jeu Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty. Là où le premier est une incarnation virile de l'homme, inspiré entre autres par le héros Plysken dans New-York 1997 de John Carpenter, le deuxième, plus jeune, aux cheveux blonds et longs, plus fin et plus tendre même, a été rejeté en masse par le public occidental lors de sa première apparition. Le character designer, Shinkawa Yôji avouera plus tard qu'il avait dessiné Raiden en souhaitant le faire incarner la beauté de la jeunesse.

 

Le Kabuki : construction d'un idéal masculin japonais

Cette différenciation visible de l'idéal masculin n'est pas un phénomène nouveau sur l'archipel, même si c'est effectivement plus la mode que jamais d'être ainsi vêtu. La beauté féminine des hommes traverse toute la société « culturelle » du Japon, des rabatteurs pour différentes activités, aux mangas en passant par les groupes de musique. A ce propos, ce n'est sans doute pas un hasard si c'est Gackt, un chanteur connu au Japon, qui a « incarné » Raiden dans une publicité pour le jeu parce qu'ils se ressemblaient. Cet idéal de beauté n'est pas un phénomène nouveau, mais prend racine dans l'histoire du Japon et en particulier, dans l'histoire du Kabuki.
En effet, Le Kabuki est l'une des trois formes de théâtre japonais que l'on cite aux côtés du Bunraku et du Nô. La prêtresse Okuni, considérée comme fondatrice du genre (1603), jouait déjà des pièces comiques et très... suggestives. Il est peut étonnant alors de savoir que ce genre théâtral populaire avait ceci de particulier qu'il était souvent joué par des prostituées dans les quartiers des plaisirs. Le but était bien entendu d'aguicher le chaland (un homme) avec des danses suffisamment suggestives. Lors du Shogounat des Tokugawa (1603-1867), un gouvernement de type militaire et féodal, le comportement de ces actrices fut jugé inadéquat avec les bonnes mœurs. Elles furent dans un premier temps confinées dans des quartiers leur étant destinés avant d'être interdites de jouer. Pour permettre au genre théâtral d'exister - et encore loin de sa forme aboutie - les troupes appelèrent de jeunes hommes japonais pour venir jouer le rôle de femmes. Jeunes, donc sans encore tous les attributs masculins, ils se confondaient facilement avec les femmes. Mais là encore, pour le Shogounat des Tokugawa, c'était inadmissible, d'autant plus que les jeunes adolescents menaient parfois des vies tout à fait dissolues... En 1653, le coup tomba : seuls les hommes mûrs avaient le droit de jouer des femmes. Ce fut la naissance du Kabuki d'homme jouant des femmes, appelé Onnagata.
Cette difficulté apparemment insurmontable permit sans doute au Kabuki de s'élever au rang d'art et de perdurer aujourd'hui. En effet, tout le défi pour ces hommes mûrs était d'incarner des femmes. L'art du Kabuki se raffina de plus en plus pour que ces hommes déploient leur talent en faisant ressortir l'essence de la féminité... au point d'en devenir une caractéristique essentielle du Kabuki, une de ses raisons d'être. Habillés en femmes, exprimant une grâce que même les femmes elles-mêmes seraient incapables de reproduire. Aussi, le Kabuki joue sur l'outrance du maquillage. Les hommes devinrent des modèles de féminité pour les femmes, au point que celle-ci eurent envie de s'inspirer d'eux. Le Kabuki se transforma en un haut lieu de mode où les femmes venaient observer des hommes s'habiller en femmes pour s'inspirer dans la vie quotidienne de leur toilette et de leurs attitudes.

 

Influence du Kabuki dans la pop culture

Le Kabuki se perfectionna et se diversifia encore. Cependant, nous en savons suffisamment pour nourrir notre réflexion. Si le Kabuki perdure encore aujourd'hui, son aura a dépassé le strict cadre de ce théâtre pour aller poser son empreinte sur d'autres domaines culturels actuels, comme la musique. Vous connaissez peut-être les groupes de Visual Kei (l'exemple le plus intéressant car le plus radical) qui ont émergé dans les années 1990 : des groupes de rock où l'attrait principal réside dans la façon dont le groupe s'est grimé. Les groupes sont généralement composés de jeunes hommes qui s'habillent de façon à nous laisser croire que ce sont des femmes, comme dans le Kabuki (et plus généralement, les groupes n'ont pas peur de s'inscrire dans une mode moderne en puisant dans les racines culturelles et vestimentaires japonaises avec le gothique). Plus encore, le public des groupes de Visual Kei est très majoritairement composé de femmes (80% environ) et celles-ci puisent leur inspiration vestimentaire dans ce qu'elles sont amenées à voir sur scène ou en photo. Sur l'image que nous avons placée ci-contre, il serait facile de confondre ces hommes avec des femmes (avec du maquillage à outrance, comme dans le Kabuki). Nous pourrions ainsi multiplier les exemples et trouver de chanteurs ou de groupes, qui vont du simple air efféminé au travestissement le plus total.
Très en vogue chez la jeunesse, ce style musical et vestimentaire s'est répandu pour devenir la mode principale. Pour cette jeunesse japonaise, le jeu vidéo se consomme au même titre que la musique, c'est-à-dire comme un bien culturel populaire. Les éditeurs de jeux vidéo ayant leur cœur de cible dans la jeunesse tentent, en écho, de présenter des héros qui leur ressemblent ou que leur public aimerait incarner comme idéal. C'est pourquoi d'être en plus généralement jeunes, les héros japonais sont aussi efféminés (sans aller forcément jusqu'à l'extravagance du Visual Kei, bien entendu). Ainsi, des héros même réputés virils comme Dante de la série Devil May Cry partage des traits avec les groupes de J-rock, comme la tenue gothique ou des cheveux décolorés (blancs, en l'occurrence) longs et effilés ou un visage imberbe. Il est d'ailleurs assez amusant de voir que dans le quatrième volet, Dante partage l'affiche avec Nero, sorte de relookage jeune de la version vieillissante de Dante. Dans la série des Final Fantasy, sans doute la licence dans laquelle le phénomène est le plus observable (et le titre le plus sujet à débats houleux dans le cercle des joueurs occidentaux), nous pouvons par exemple prendre le cas de Vaan (vignette de titre) de Final Fantasy XII, dont la silhouette et le carré plongeant, coupe féminine au demeurant, rappelle une certaine féminité que les joueurs aiment incarner comme idéal. Paradoxalement, le personnage principal de Final Fantasy XIII, une femme prénommée Lightning, semble presque masculine, comme si ce serait dans cette zone d'entre-deux que la beauté japonaise s'épanouirait. Plus que la recherche de la féminité par des hommes, ce serait alors la recherche de l'androgynie, comme idéal japonais de beauté.

 

Nous espérons avoir pu donner quelques indices pour comprendre pourquoi les héros Japonais semblent si efféminés dans certains cas ou pourquoi ils s'habillent de telle manière. Il s'agit d'une notion d'un idéal masculin beaucoup plus large qui s'inscrit dans l'histoire culturelle japonaise. Si dire que tous les héros Japonais de jeux vidéo sont efféminés est une conclusion trop facile pour être correcte, nous pouvons néanmoins dire que le jeu vidéo de l'archipel, en tant que produit culturel pop culturel, est l'une des caisses de résonance de cette façon de penser, la beauté masculine remontant jusqu'au théâtre Kabuki. Idéal spécifique d'un pays, le jeu vidéo japonais, comme le manga d'ailleurs, s'exportent très bien à l'international et arrivent devant des publics pas forcément préparés à appréhender des modes de représentation de la beauté si différente, notion ô combien fluctuante.

 

Numerimaniac (Alexis)